La production de canneberges risque de vider des rivières si elle grossit encore
(Source: ici.radio-canada.ca)
Par: Thomas Gerbet, Thomas Deshaies, Marianne Depelteau
Photo de couverture: Association des Producteurs de Canneberges du Québec
Un rapport interne du ministère de l'Environnement du Québec anticipe une trop grande pression sur l'eau.
Les cannebergières sont tellement gourmandes en eau que l'expansion de cette industrie pourrait utiliser toute la ressource de certains secteurs du Centre-du-Québec. C'est la conclusion d'experts et d'une enquête interne, jusqu'ici gardée secrète par le gouvernement du Québec, que Radio-Canada a pu consulter.
Ce rapport va donner des arguments au ministère de l’Environnement pour imposer des conditions strictes aux nouveaux projets, mais il ne prévoit pas les refuser.
L'Association des producteurs de canneberges du Québec affirme qu'il n'y a pas d'enjeu de pénurie d'eau et que sa culture contribue même positivement au cycle de l'eau.
Le Canada est le deuxième producteur mondial de canneberges, dont la production se trouve essentiellement dans le Centre-du-Québec. Environ 90 % de la production est exportée.
Les calculs du ministère de l’Environnement se fondent sur l’hypothèse du pire scénario où tous les projets de cannebergières seraient acceptés tels quels et consommeraient leur eau en période sèche au même moment que les cannebergières existantes.
Il s’agit donc d’une évaluation de risque théorique, mais tout de même essentielle pour éclairer l’appréciation des fonctionnaires.
Selon quatre sources qui travaillent ou qui ont travaillé sur ce dossier au ministère, des fonctionnaires sont très préoccupés par l'essor fulgurant de la production de canneberges dont les projets se multiplient. Les conclusions des documents, datés de 2024, confirment leurs inquiétudes.
Jusqu'à présent, le ministère de l'Environnement du Québec avait refusé de faire part à Radio-Canada de ses conclusions. Il a été contraint de le faire en raison de notre demande en vertu de la Loi sur l'accès aux documents des organismes publics.
Une ressource en eau fortement sous pression
Si tous les projets de cannebergières sont acceptés, certains bassins versants qui fournissent l’eau aux rivières dans la région de Bécancour pourraient subir une pression au-delà de 100 % dans les périodes où l’eau est à son niveau le plus bas.
En théorie, il faudrait donc utiliser toute l’eau disponible et même plus pour répondre aux besoins de l’industrie du petit fruit rouge.
Or, le ministère considère qu'un bassin versant est fortement sous pression à partir de 30 % et il commence à s'inquiéter à partir d'une consommation de 15 % de l'eau présente dans les bassins.
Le ministère admet dans son rapport qu'il a sous-estimé certaines données puisqu'il n’a pas pris en considération dans ses calculs les besoins agricoles en eau des autres types de culture.
Une industrie très gourmande en eau
La production de canneberges nécessite de grandes quantités d'eau, tout au long de l'année, que ce soit pour protéger les plantes du gel hivernal, pour inonder le champ et repousser les insectes printaniers, pour irriguer en été, et pour faire flotter les petits fruits et les récolter à l'automne.
À titre d'exemple, le ministère a donné le droit à une cannebergière de Plessisville de prélever jusqu'à 60 millions de litres d'eau par mois dans un ruisseau et de capter plus de 5 millions de litres d'eau de pluie par jour. C'est l'équivalent de la consommation annuelle d'eau d'une ville de 15 000 résidents.
Dans les bassins versants des rivières Bécancour, Gentilly et Petite rivière du Chêne, le volume total des réservoirs de cannebergières atteint 22 milliards de litres d'eau, soit plus de 8 800 piscines olympiques ou 12 stades olympiques remplis d'eau.
Dans un des avis d'expert du ministère daté du 10 juin 2024, on lit que les pressions cumulées des prélèvements d'eau sur ces territoires ont été jugées problématiques par endroits, ce qui a justifié l'enquête interne.
Ces bassins versants sont déjà très sollicités, conclut le ministère. Ce dernier doit pourtant analyser en ce moment 26 demandes d'autorisations pour de nouvelles cannebergières ou des agrandissements, juste pour le Centre-du-Québec.
La plupart de ces demandes sont en suspens depuis 2020 en raison de la préoccupation des fonctionnaires qui avaient besoin de plus de données et d'une estimation du risque avant de les accepter.
Le ministère pourra imposer des conditions aux nouveaux projets
Dans un courriel adressé à Radio-Canada, le ministère de l'Environnement mentionne qu’à la suite de la publication de ce rapport, il ne compte pas refuser des projets qui ont été déposés, mais adopter des mesures d’atténuation de l’impact des prélèvements d’eau.
Le ministre examine plutôt, par principe de précaution, l’imposition de conditions d’opération et des suivis spécifiques afin d’atténuer l’impact des prélèvements sur la ressource en période critique.
Une citation deLouis Potvin, porte-parole du ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs
Urgence d’agir?
Le président du Groupe de concertation des bassins versants de la zone Bécancour, Gervais Pellerin, salue l’initiative du ministère, parce qu’il y a urgence, selon lui.
Il est inquiet parce que les prélèvements vont plus que doubler et la consommation d'eau croissante des cannebergières s'ajoute aux autres préleveurs d'eau qui ne s'en vont pas en diminuant.
La population est appelée à augmenter de 15 % pour le secteur Bécancour (donc les besoins en eau également), et le ministère écrit que les effets des changements climatiques pourraient amplifier la pression sur la ressource, il y a donc un risque sur la disponibilité en eau.
Ça déborde le simple cadre environnemental. Si demain matin une municipalité a de la misère à s'approvisionner en eau, on s'entend que ça va occasionner des conséquences économiques sérieuses.
Une citation deGervais Pellerin, président du Groupe de concertation des bassins versants de la zone Bécancour
Au Québec, chaque année, la pluie amène à peu près 120 cm d'eau par mètre carré. Les projets de cannebergières ont besoin d'environ 80 cm de cette eau, selon l'industrie. La pluie, la goutte d'eau, normalement, elle doit aboutir dans un cours d'eau, met de l'avant M. Pellerin.
Or, le président de l'Association des producteurs de canneberges du Québec (APCQ), Vincent Godin, rappelle que la consommation d'eau de ses membres est bien encadrée par le ministère de l'Environnement.
Ils doivent respecter les limites imposées pour les prélèvements directs dans les cours d'eau et ils sont aussi un des seuls secteurs agricoles qui doit déclarer ses prélèvements d'eau de pluie.
Pas de problème de manque d'eau, selon les producteurs de canneberges
Il n'y a pas de problématique connue au niveau de la disponibilité en eau dans ces bassins versants étudiés, affirme-t-il. Ce n'est pas ce qu'on voit sur le terrain.
L’avis d’experts du ministère mentionne tout de même que des producteurs de canneberges ont rapporté des événements de pénurie et l'enquête souligne que 24 % des producteurs interrogés ont identifié au moins un moment où ils ont éprouvé un problème d’approvisionnement en eau.
Vincent Godin n'était pas convaincu lorsque Radio-Canada lui a fait lire les avis d'experts du ministère. Il constate qu'il y a plein de questions qui restent en suspens, beaucoup d'incertitudes et beaucoup d’extrapolation.
“Je suis convaincu que la ressource en eau actuelle et future va être suffisante pour maintenir notre industrie.”
(Une citation deVincent Godin, président de l'Association des producteurs de canneberges du Québec)
Puisque les réservoirs d'eau des cannebergières permettent d'avoir de l'eau en période de sécheresse, M. Godin affirme que son association contribue de façon positive à la disponibilité en eau, en permettant son infiltration dans la nappe phréatique.
On maintient plus d’eau sur le territoire que le ferait le milieu naturel, dit-il.
Je ne le vois pas cet effet positif, répond Marie Larocque, professeure spécialiste des eaux souterraines à l’UQAM, titulaire de la Chaire de recherche Eau et conservation du territoire.
Il n’y a pas de génération d’eau, ajoute-t-elle. C’est l’eau souterraine qui contribue aux rivières. Donc si on intercepte cette eau-là, il y aura moins d’eau qui va arriver à la rivière en période sèche.