On investit dans la santé de nos sols
Renaud Péloquin, agriculteur de huitième génération, à la Ferme de Ste-Victoire, à Sorel
Photo: Annik MH de Carufel
Tel que publié sur “Le Devoir”
« Des fois, je me fais traiter d’extraterrestre parce que je fais les choses différemment des autres. Mon grand-père, s’il avait vu mes champs, aurait dit : t’as oublié de labourer ! »
Renaud Péloquin conduit son camion à travers sa terre de 530 hectares, à Sainte-Victoire-de-Sorel, en Montérégie. En ce début de printemps frisquet, la terre est encore gelée. À droite, on voit les vestiges d’un champ de maïs qui n’a pas été labouré à l’automne. À gauche, des herbes jaunies, tassées par la neige, à travers lesquelles émergent quelques brins verts.
M. Péloquin, un agriculteur de huitième génération, explique qu’il est comme un « chef cuisinier » : chaque année, il s’efforce d’améliorer sa recette pour rendre sa ferme plus résiliente, plus productive et plus écologique, notamment au chapitre des gaz à effet de serre (GES).
Depuis près de 10 ans, il intègre peu à peu un nouveau type de rotation des cultures à la ferme, dont il est copropriétaire avec sa sœur et son beau-frère.
L’agriculteur nous emmène dans le champ de gauche. C’est une parcelle d’« engrais vert », semé à la fin de l’été dernier. Un mélange de radis, de féverole, de pois fourrager, de ray-grass, de trèfle rouge, etc. Cette culture de couverture enrichit le sol en carbone et en azote, améliore sa structure et le protège du lessivage.
M. Péloquin tire une longue racine de radis jaunie. « Le radis, c’est un très bon pompeux d’azote », souligne-t-il.
L’engrais vert succédait à une récolte de blé d’automne, en juillet 2024. « Cet été, je m’en viens en maïs, qui est ma plante la plus rentable. » La céréale sera semée directement, sans labour préalable, ce qui protège la matière organique du sol. Grâce à la magie de l’engrais vert, M. Péloquin sera capable de réduire « facilement de moitié » son application d’engrais azoté de synthèse. Il entrevoit d’excellents rendements. En 2026, le soya prendra le relais dans ce champ, puis le cycle de trois ans recommencera.
« On investit dans la santé de nos sols, explique l’agriculteur. Ça fait un bon 10 ans qu’on a commencé, à petite échelle. Les champs où on a maintenu cette rotation-là, on voit qu’ils s’améliorent beaucoup. Ça convainc ma sœur, qui est comptable. Elle dit : “On peut en faire plus !” » Cette année, 60 % des terres de la Ferme de Ste-Victoire obéiront à ce modèle de rotation.
Penser à la 9e génération
Au Québec, plus de la moitié des terres cultivées sont couvertes par des plantes ou des résidus végétaux en hiver. Le semis direct (sans labour) est cependant beaucoup moins commun.
Les bénéfices écologiques de ces pratiques sont nombreux. Cela réduit l’érosion des sols, la surutilisation d’engrais et la pollution de l’eau. Par-dessus le marché, cela augmente la quantité de matière organique (et donc de carbone) dans le sol, ce qui atténue le réchauffement climatique.
Pour quantifier ces bénéfices, la ferme de M. Péloquin participe d’ailleurs à une étude sur la valeur fertilisante des cultures de couverture. « Renaud fait partie de ceux que j’appelle mes producteurs de cœur, parce qu’on peut être très demandants… » explique Athyna Cambouris, chercheuse à Agriculture et Agroalimentaire Canada, qui mène ce projet dont les résultats seront connus dans quelques années.
Il faut dire que M. Péloquin a des raisons de s’intéresser à la question climatique de près. En août dernier, lors du passage de la tempête Debby, il a reçu 200 millimètres de pluie en 24 heures.
En 2022, il réalisait le bilan carbone de sa ferme grâce à l’aide du programme Agriclimat, financé par le gouvernement du Québec. Une surprise l’attendait : plus de 60 % de ses émissions de GES provenaient d’une réaction chimique survenant dans le sol quand on y applique des engrais. Dans un champ mal drainé et compacté, les excès d’azote peuvent se transformer en protoxyde d’azote (N2O), un gaz 300 fois plus puissant que le CO2 pour réchauffer l’atmosphère.
Pour éviter ce problème, il faut éviter l’application excédentaire d’azote et favoriser l’oxygénation des sols. M. Péloquin s’y efforce. Il teste aussi des « inhibiteurs d’azote », des molécules qui répartissent dans le temps le relâchement de l’azote contenu dans les engrais de synthèse. Les engrais verts peuvent également être bénéfiques.
Les effets de ces gestes pro-climat sont toutefois difficiles à mesurer. Mesurer les émissions de N2O d’une terre de plus de 500 hectares, ce n’est pas du gâteau. Si bien que, pour l’instant, la Ferme de Ste-Victoire ne peut revendiquer qu’une petite réduction de son empreinte carbone, et celle-ci découle pour l’essentiel de l’élargissement de ses bandes riveraines (voir encadré).
Aussi bien dire que, même pour un agriculteur passionné et bien informé, investi depuis une décennie, le défi du carbone est majeur.
Heureusement, M. Péloquin récolte dans cette démarche des gains collatéraux. Il pense à long terme. Les trois copropriétaires de l’exploitation agricole ont tous moins de 40 ans. « La vision de la Ferme de Ste-Victoire, c’est de rendre l’entreprise la plus résiliente possible. C’est le legs qu’on veut laisser à la neuvième génération. »
D’autres solutions
Un robot dans l’étable
« Attention, ça sent fort », dit Renaud Péloquin lorsqu’on pénètre dans l’étable. Dès que les portes s’ouvrent, 220 veaux tournent la tête vers nous. Les jeunes bêtes passent quatre mois ici, où leur vie se résume essentiellement à manger, à se reposer et à engraisser. Quand les veaux atteignent un poids de 700 livres, ils prennent la route de l’abattoir.
Le troupeau de M. Péloquin compte pour environ le tiers de son bilan carbone. La digestion des animaux (qui émet du méthane), la gestion des fumiers, la production de leur alimentation et le chauffage de l’étable y contribuent.
Pour réduire ses émissions — et ses frais de chauffage —, l’agriculteur a fait installer un ordinateur qui, grâce à des mesures de température et de pression, optimise automatiquement la ventilation dans son étable. « Avec ça, on a eu une grosse économie de propane », se réjouit-il.
10 kilomètres de bandes riveraines
En ce début de printemps, la bande riveraine sort de sa dormance. Les arbustes préparent tranquillement leurs bourgeons. D’ici quelques semaines, fleurs et feuillage vont émerger au fil de ce petit ruisseau qui traverse la terre des Péloquin.
Au Québec, la réglementation impose aux agriculteurs d’avoir des bandes riveraines le long de leurs cours d’eau. Celles-ci doivent déborder d’au moins un mètre dans le champ, au-dessus du talus. Elles servent à protéger les ruisseaux du ruissellement qui emporte des sédiments, des engrais et des pesticides.
Les bandes riveraines procurent aussi des avantages aux agriculteurs : elles attirent les pollinisateurs et empêchent l’érosion des sols. « Tous les investissements que je mets dans mon sol, je veux les garder au champ », explique Renaud Péloquin, qui a décidé d’élargir ses bandes riveraines d’environ cinq mètres à partir de 2018. La transformation de ses 10 kilomètres de bandes riveraines, pour laquelle il a obtenu des subventions, est désormais achevée.
Même s’il a perdu ainsi 6,5 hectares de terres cultivables, il ne le regrette pas le moins du monde. « Je trouve ça beau ! » En plus, les 9570 arbustes plantés dans ses bandes riveraines absorbent 19 tonnes de CO2 par année, ce qui se soustrait au bilan carbone de sa ferme.