mardi 05 mai 2015
L’année de la
ferme familiale
Par
Paul Caplette
Vous vous souvenez que 2014
c’était l’année internationale
de la ferme familiale. Je me
demande s’il y a eu des
changements concrets.
Beaucoup de discours, d’annonces
et d’inquiétude face à leur
avenir. Comment les conserver,
comment s’assurer qu’elles
progressent, comment favoriser
la relève pour qu’elle parvienne
à reprendre le flambeau.
On parle de chiffres, de
financement, de ratio. Beaucoup
de discussions sur le phénomène
des fonds d’investissements.
Certains en ont profité pour
bien paraître en énonçant de
grands discours, d’autres ont
sorti des statistiques pour
rassurer le grand public par des
citations du genre «…95 % des
fermes sont familiales bla bla…»
comme si le fait de mentionner
que la majorité des fermes étant
familiales, il n’y avait aucun
problème à l’horizon.
En fait, ca m’énerve qu’on nous
analyse de l’extérieur, qu’on
essaie de nous définir. J’ai
parfois l’impression qu’on doit
se vendre pour sensibiliser
notre entourage, nos
municipalités ou notre MRC,
voire notre gouvernement à notre
utilité sur le territoire.
Comment? Il faut les convaincre
en chiffres : chiffre
d’affaires, nombre d’emplois
créés, moyenne d’âge, etc.
Combien de fois on se fait poser
la question : « Ta batteuse
récolte combien de rangs? »
«T’as combien de porcs?» «Vous
avez combien d’hectares?» Comme
si on était seulement des
statistiques. Comme si le fait
de sortir de gros chiffres était
révélateur de notre performance,
de notre valeur comme
agriculteur.
Oublions les statistiques… moi
je veux témoigner de qui je suis
comme agriculteur, de ce que je
vis. Agriculteur associé avec
mon frère depuis qu’on est nés :
ma mère, 75 ans, toujours au
poste; nos conjointes + 5
enfants en tout; deux chiens,
sept chats; nos fidèles
employés, nos forces, nos
faiblesses, notre vision.
Résultat : une famille qui a
comme profession de faire partie
de la chaîne qui bonifie votre
jardin, votre panier d’épicerie,
votre santé.
Je me fou du nombre d’associés,
de la grosseur, qu’elle soit un
modèle d’agriculture raisonnée,
bio ou conventionnelle.
Une ferme familiale se définit
par elle-même. Elle est unique
et représente le résultat des
objectifs et de la vision de la
famille.
Il ya toujours eu différentes
grosseurs de fermes qui
s’imbriquent une dans l’autre
pour former un tout répondant à
la diversité des marchés du
secteur agricole.
C’est vaste l’agriculture. On
peut facilement y inclure
l’ensemble des gens qui
s’occupent d’un jardin
communautaire, ceux qui
pratiquent de l’agriculture
urbaine, en incluant les modèles
de fermes de toutes productions
agricoles. Quelque soit notre
revenu principal, notre hobby ou
une deuxième carrière, les défis
ne sont pas les mêmes mais ce
qui nous unit, c’est notre
passion de la terre, des animaux
et le respect de la nature.
Il n’y a pas un modèle plus
valeureux que l’autre. Nous
avons tous notre utilité dans la
chaine pour former un tout.
Chez nous, si je retourne à nos
tous débuts en agriculture,
notre principal objectif était
d’être capable d’en vivre
exclusivement. On était prêt à
tout pour l’atteindre. Pas de
calcul d’heures, d’efforts et de
sacrifices. Je me rappelle très
bien les nombreuses fois où j’ai
choisi ma ferme au détriment
d’une sortie en fin de semaine.
Mes amis étaient au party, moi
j’étais dans le tracteur, ou
dans les champs. Pendant que mes
copains s’achetaient de beaux
chars, moi je roulais en bazou.
Ils se payaient des voyages dans
le sud, moi je me payais des
intrants pour l’année à venir.
Ça ne m’a jamais dérangé parce
que je savais que c’était ce
qu’il fallait faire pour «
passer.»
Parfois je me demande si on
serait encore en agriculture
aujourd’hui si on avait été un
peu moins résilients, moins
orgueilleux, moins déterminés.
Le seul facteur qui aurait pu
nous arrêter, ce sont les
charges financières. J’ai
réalisé bien vite que ce qui est
important pour un créancier, ce
sont les résultats financiers.
On se fout de la maladie, de ton
épuisement, de ta réalité
familiale; ça prend des
résultats, des ratios, des
performances.
A nos débuts, l’endettement
était élevé, avec des taux
intérêts entre 15-20%. Autour de
nous, des agriculteurs perdaient
leurs fermes, d’autres se
décourageaient. Certaines
relèves dans le même groupe
d’âge que nous, décidaient de
passer à autre chose en prenant
un emploi mieux rémunéré. Nous,
on continuait de foncer dans le
tas. On pensait qu’on pouvait
faire mieux, qu’avec nos
compétences et un peu d’huile de
bras, ça pourrait marcher.
Aujourd’hui, après 35 ans de
travail, on a encore plus de
plaisir à faire notre
profession. Les charges
financières ayant diminué, on
peut s’amuser plus. A chaque
début de saison, je ressens
toujours ce petit boost
d’adrénaline qui fait que c’est
moi qui réveille le réveil-matin.
J’aime sortir dehors avant le
soleil en me disant tout bas «Big
Day today!» Et pendant que je
prépare les équipements,
incognito et à la mi-noirceur,
je sens l’odeur de fuel du
tracteur qui réchauffe et j’ai
la chance d’admirer le soleil
qui se pointe.
A travailler 70 heures par
semaine, le temps passe
tellement vite. À peine terminé
le premier transfert avec notre
mère, il faut déjà planifier le
prochain en pensant à nos
enfants et à nos petits-enfants.
Je réalise qu’avoir une relève,
c’est pas juste une question de
financement. Les terres sont là,
on est prêt à laisser la place
mais il faut que les enfants
aient le goût de la prendre. Pas
question que je mette de la
pression, il faut que ça les
intéresse. S’ils hésitent, c’est
peut-être de notre faute? Ils
ont vécu l’envers de la
médaille, de la belle ferme vu
de l’extérieur.
Je me sens coupable d’avoir
manqué de temps envers ma
famille. Même si les enfants
connaissent très bien ma passion
pour ma profession, pas sûr
qu’ils sont aussi fous que moi.
Le nombre de fois où j’étais
absent à leurs activités, trop
occupé à sauver ma peau.
Peut-être que je prends trop de
place. Peut-être qu’ils ne
voient pas l’intérêt de prendre
toute cette charge de travail.
Compliqué? On en discute :
«Dis-toi qu’à ton âge je n’étais
pas meilleur que toi. Y a plein
de choses que tu connais déjà,
que moi au même âge, je ne
maîtrisais même pas. Si ça te
tente, tu pourras faire mieux,
faire différent!»
Je réfléchis à ce qui m’a amené
vers l’agriculture. Au début,
peut être par orgueil, pour
fermer le clapet de ceux qui
attendaient pour nous acheter en
se disant :« Ben voyons, une
femme avec deux jeunes de 13-14
ans, ça fera pas long feu.»
Ensuite, en faisant connaissance
avec de vrais passionnés qui
nous ont transmis la piqûre du
métier.
En attendant, on continu d’être
agriculteur. S’amuser en
travaillant, tout en
accomplissant des travaux
auxquels les enfants
s’identifient, s’intéressent,
toujours surpris de l’attention
qu’ils portent aux arbres qu’on
a plantés. Une culture change
tous les ans et on recommence,
tandis qu’un arbre, on le voit
grandir et tout à coup on
réalise combien il est devenu
beau et grand.
On s’organise pour diminuer le
stress des charges financières
pour avoir la capacité
d’accueillir une relève
n’importe quand, qu’elle soit
familiale ou non. On essaie de
se démarquer en innovant et en
faisant des actions qui donnent
du cachet et une identité propre
à la ferme.
Je veux qu’ils se sentent chez
eux, qu’ils sentent qu’ils ont
le champ libre pour faire
l’activité qui les intéresse. Si
ce n’est pas eux, on
s’organisera pour donner plus de
temps pour transmettre notre
passion du métier à nos
petits-enfants. Sinon, on
trouvera bien une relève qui
aura le goût de prolonger notre
amour de ces terres qu’on
apprend encore à découvrir après
35 ans de concubinage.
Je continu ma route
d’agriculteur en apprenant
encore tous les jours du nouveau
sur ma profession. On se sent
bien petit quand on côtoie la
grandeur de la nature. Apprendre
à sentir, prévoir et souvent
gérer l’imprévisible. Quand je
me retrouve en plein milieu du
champ, en train d’observer,
d’écouter, de noter, je dis
merci à la vie de m’avoir permis
de faire le plus beau métier du
monde. Je me dis que c’est la
moindre des choses que je sois
prêt à transmettre la flamme de
la passion agricole à un jeune
qui pourra continuer sur les
terres des Salvas, Lemoine,
Capistran, St-Pierre et Caplette.
Si je réussis à être contagieux,
à transférer ces connaissances,
cette passion, j’aurai réussi ma
vie d’agriculteur. Sinon, je
n’aurai été qu’une vague
statistique.
Paul Caplette
Agriculteur
Cet article est rendu possible
grâce à Laiterie Chalifoux Inc.
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