jeudi 30 octobre 2014

Déjà l’automne!



18 septembre 2014 - 5h00 du matin. Je sens que c’est très frais dehors.
Coup d’œil sur mon téléphone. J’entre en contact avec notre station météo et réalise qu’il fait seulement 2º Celsius. Pas déjà un risque de gel.

Alors, j’ajoute au programme de la journée une visite d’évaluation de parcelles des cultures et quelques endroits repères pour évaluer encore une fois l’avancement de celles-ci, juste avant ce gel possible qui s’annonce.

Je constate en milieu de journée, que la bonne majorité de notre maïs est à un stade sécuritaire pour traverser une gelée, mais qu’il y a quand même un certain % de perte à prendre en considération. Une partie du soya natto est ok. Les autres champs de soya sont tous verts, en plein remplissage du grain.

Selon nos UTM accumulées et le stade de nos cultures, on aurait voulu tout septembre sans gel pour s’assurer que tous les champs puissent se compléter au maximum.

Dix jours de plus pour tout rendre à maturité. Si près du but et si loin en même temps. Pourtant, même avec un printemps en retard d’une quinzaine de jours, le cheminement des cultures s’annonçait très bien à condition que dame nature reste dans la normale. Peut-on penser à une météo normale? On a des moyennes, des tendances, mais la météo… y a rien de plus vivant, surprenant.

Aujourd’hui, nous sommes des agriculteurs agissant avec précision et composant avec des éléments extérieurs imprévisibles et quelquefois imprécis.

Être agriculteur est un art qui se pratique en sortant de sa zone de confort à chaque saison, à chaque jour, à chaque nouvelle situation. On met nos trippes sur la table et notre portefeuille aussi. On n’a pas le choix d’être bon observateur, débrouillard et inventif dans nos innovations sur la ferme pour nous assurer le plus possible de bonnes récoltes à chaque année, malgré les surprises.

Avec les années d’expérience, à mon tour j’en ai vu des années récoltes capricieuses. Dans la neige, à des températures sous zéro, les pieds gelés dans la batteuse, à décoller les vis gelées avec une barre fer le matin avant de pouvoir démarrer nos journées ; les moteurs qui ne démarrent pas; les camions pleins qui pèsent un poids plume; les prix escomptes; les échelles glacées sur les silos. Je ne veux pas revivre ça. Mais une fois que la récolte est dans le champ, difficile ou pas, on n’a pas le choix de s’organiser pour la ramasser.

Ces évènements nous marquent. Dépendamment de notre façon de voir les choses, ça fait partie de notre devenir comme agriculteur.

Je me rappelle encore les années 1992-93, deux années consécutives… deux mauvaises récoltes. Même pas 5 ans après une forte expansion de la ferme, passer dans la mite 2 fois collé, ça coûte cher. Quand t’as l’impression d’être le frappeur au marbre avec un compte complet en dernière manche avec un homme au troisième, faut frapper en lieu sûr; plus de cash flow, mince marge de manœuvre. Fallait changer notre façon de faire. On devait être capable de la voir venir la balle; la deviner pour mieux anticiper et finalement la frapper exactement où on veut.

Fallait enlever de notre esprit nos premiers réflexes de tout pousser les résultats sur des éléments extérieurs : effrayant comment l’année avait été pourrie, pas chanceux, trop d’eau, trop froid. On avait réalisé qu’on ne peut pas tout mettre sur le dos de la météo, de la mauvaise année, du mauvais hybride, de la mauvaise machine qui a mal fait le travail. Fini de se plaindre, d’attendre après le gouvernement, après notre syndicat. C’était nous qui devions changer notre approche de gestion et notre façon de cultiver la terre.

Avoir l’humilité de se mettre les deux yeux dans les trous et constater que d’autres pas si loin avaient réussi eux. Il fallait réaliser qu’on faisait assez souvent partie des problèmes rencontrés. Quand notre spécialité c’est les récoltes, agissons en spécialistes. Essayons de comprendre, de patienter, d’observer. On n’a pas le choix une fois toutes tes billes sur la table, dès qu’une saison s’annonce en deçà des projections. Faut déjà commencer à appliquer le plan B, réagir, analyser et se mettre des objectifs pour corriger dans le futur, pour ne pas que la même situation se répète.

Ces deux années charnières nous ont permis de réorienter notre façon de faire, notre profession d’agriculteur. Comme le dicton le dit : « S’il faut payer pour apprendre, on avait largement contribué.»

Ce matin 19 septembre 2014. Je suis fébrile à l’idée de voir l’évolution de la baisse de température. Notre station météo nous indique -0.2⁰ Celsius. De l’intérieur, ça semble ok mais une fois sorti dehors je remarque la glace assez ferme sur le pare brise.

Je monte aux champs avec Maki (Ma petite chienne de 2 ans). C’est froid, même si j’ai enfilé mon manteau d’hiver. J’entre dans le maïs 4-8 rangs vers l’intérieur et je vois des cristaux partout sur le feuillage. J’ai encore espoir. C’est peut-être juste un petit gel et selon la littérature, ça doit tenir plus de 2 heures pour que ce soit réellement mortel. Je suis les commentaires d’autres confrères agriculteurs et certains agronomes en direct sur twitter. Le téléphone vibre à répétition même s’il est tôt. On échange, on s’inquiète en gang. Je me sens moins seul et je me console en me comparant à d’autres qui ont subi -4⁰celcius. On est moins pire qu’eux au moins. On va s’en tirer. Vers 8 heures, une odeur d’ensilage commence à se faire sentir. En après-midi on aurait dit qu’un voisin avait fauché son foin tellement ça sentait bon. L’odeur était bonne mais dans ma tête je me disais : « Ça y est, c’est vraiment gelé.»

Quelques heures plus tard, on nous annonce qu’on venait de battre un record de 45 ans pour un gel hâtif. Je n’aurais jamais pu prévoir ça mais il aurait quand même fallu que mes champs soient prêts. Ce matin, je me sens inutile, les mains liées, impuissant. Je ne peux que constater le gel. Je constate et je me prépare à ce qui s’en vient. Tout ce qui devait être fait l’a été et nous sommes condamnés à le subir et à vivre avec. Même si nos observations ne nous annoncent pas de pertes catastrophiques, on se met déjà en mode économie. Pas de dépenses extra, on serre les dents et on focalise déjà sur les prochaines saisons.

On vérifie nos notes et on essaie de cibler là où on aurait pu faire mieux. On compile la demi-journée de retard ici et là en saison. On cherche des correctifs pour la prochaine fois. En même temps, on est contents de réaliser que les améliorations qu’on a faites sur la ferme portent fruit. Ce même gel serait arrivé à la même date il y a 10 ans, c’eut été une catastrophe. Aujourd’hui on parle de baisse de rendement.

Déjà 20 ans qu’on a amorcé notre virage. Je réalise aujourd’hui que plus on devient expérimenté, plus on voit tout le travail qu’on pourrait faire pour être encore meilleur. C’est frustrant de voir qu’on commence à être un vrai agriculteur si tard dans notre profession. Imaginons encore 20 ans de progression. On sera encore meilleur! Maintenant qu’on digère ce gel qui termine la progression de notre saison, on oublie la déception 2014 et on regarde en avant.

Déjà demain 20 septembre, on prépare la récolte 2015 en semant du blé qui doit réussir à passer l’hiver sous la neige.

Au moment d’écrire ces lignes en octobre, on bat des records de chaleur.
Les couverts végétaux sont en bonne progression. Le blé d’hiver semé le 20 septembre ressemble à un terrain de golf tellement il est vert. Même les semis du début d’octobre sont verts. A vol d’oiseaux, on peut observer du vert sur pratiquement toutes nos surfaces déjà récoltées. On est fier de ça et ça promet déjà pour 2015.

2014 restera dans notre mémoire pour ce fameux gel du 19 septembre.
Une seule journée hors norme nous a fait passer à côté d’une année qui s’était drôlement rattrapée. Une expérience de plus dans notre carnet de route.

Les journées raccourcissent. On respire l’air de plus en plus frais, ça sent l’automne. On observe notre campagne qui se transforme en magnifique paysage d’automne. C’est automatique, on a hâte de mesurer nos résultats de toute une saison d’efforts et d’espoirs. L’adrénaline récolte nous chatouille. Plusieurs d’entres nous passerons en mode rush à 130 heures/semaine comme si c’était normal. Quelquefois je me demande si on n’est pas un peu fêlés de carburer sur du travail plus grand que nature.

Tout un défi, une fierté de tout sortir l’équipement et sortir notre récolte dans de bonnes conditions pour ne jamais handicaper les saisons suivantes.
Toujours regarder en avant en oubliant les déceptions et s’en servir comme leçon. On espère toujours être meilleur. Réagir de la bonne façon au bon moment dans tous le processus des cultures. C’est ce qu’on aime. C’est notre profession. Inutile de vous dire que nous ne ménagerons pas nos efforts, ne compterons pas nos heures. On observe, on planifie, on écoute, on essaie de comprendre. Nous sommes agriculteurs, nous aimons la terre et on sait que si on la traite bien, elle nous le rendra.

Bonne récolte à tous et surtout soyez prudents!

Paul Caplette, agriculteur

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