Nourrir son monde plutôt que d’être soumis aux effets pervers de l’exportation massive
Les producteurs agricoles canadiens souhaitent retirer l’agriculture des négociations de l’OMC

Hélène Goulet - Collaboration spéciale

L’échec des négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), tenues à Genève, en Suisse, au mois de juillet dernier, donne un sursis aux agriculteurs canadiens.

En effet, les différents pays prenant part à ces négociations n’ont pas réussi à s’entendre sur un accord contenant des règles d’exportation équitables pour les produits agricoles à travers le monde.

Le président de la Fédération des producteurs d’œufs du Québec, Serge Lefebvre, de Saint-Ours, a assisté à cette dernière ronde de négociations qui ont débuté il y a sept ans, en 2001.

Selon M. Lefebvre, jusqu’à maintenant, les négociations de l’OMC, qui ont trait à l’agriculture et à d’autres produits non agricoles, n’ont surtout pas réussi à trouver des solutions pour venir en aide aux pays en voie de développement, où on constate de plus en plus une importante crise alimentaire et une augmentation de la famine.

M. Lefebvre cite en exemple l’Inde, où les producteurs agricoles vivent une misère telle qu’elle entraîne avec elle sont lot de drames humains, y compris une vaste vague de suicides.

« Nourrir notre monde »

« Les gens doivent réaliser que le premier but de l’agriculture, c’est de nourrir son monde », pense M. Lefebvre.

Ce précepte va donc quelque peu à l’encontre de l’objectif de ces négociations mondiales, qui est, grâce à des accords, d’ouvrir les marchés entre les pays.

Avec un tel accord, un pays comme les États-Unis pourrait vendre sa production agricole au Canada et ailleurs sans tenir compte des impacts négatifs sur les agriculteurs de ces pays.

Car le problème, dans ce cas précis, c’est que les États-Unis subventionnent très fortement leur agriculture, de sorte que les gros producteurs de ce pays pourraient vendre leurs produits aux autres pays en deçà des prix des produits locaux.

De plus, tout ne se joue pas à armes égales : d’un pays à l’autre, les structures sociales sont différentes, ainsi que la température, le coût de la main-d’œuvre et les normes environnementales : « Il y a énormément de facteurs à considérer », estime M. Lefebvre. « Pour nous par exemple, il est très légitime de préserver l’agriculture dans les régions. Si on ouvre le marché à l’exportation, les gros producteurs agricoles devront se rapprocher des marchés (lire près de Montréal), délestant ainsi les régions de leurs ressources en agriculture », croit-il. « Nous avons toujours défendu les fermes familiales, et partout dans le monde, les agriculteurs pensent de plus en plus de la même façon », a-t-il précisé. « On veut vivre avec un revenu correct tout en nourrissant les gens d’ici. »

M. Lefebvre donne un autre exemple en Afrique, où, à toutes fins pratiques, a été éliminée l’industrie agricole locale. « On leur a dit : ouvrez-vous à l’exportation. Les agriculteurs africains ont donc produit des denrées pour exporter et, ce faisant, ont négligé leurs propres pays. Résultat : une crise alimentaire importante, car les agriculteurs sont devenus incapables de produire pour leur marché interne; de plus, l’importation de ces produits leur coûtent plus cher qu’une production locale. »

C’est pourquoi M. Lefebvre se dit partisan d’une agriculture locale qui assure l’autonomie alimentaire de chaque pays.

La gestion de l’offre canadienne

Au Canada, le système de gestion de l’offre constitue un moyen de déterminer la production nécessaire pour alimenter le marché interne du pays.

«Chaque année, on calcule, à partir des données de l’année précédente, la consommation domestique, quels seront les besoins pour l’année à venir, etc. On ajoute également l’équivalent de 5 % de la production totale qui donne droit aux agriculteurs d’exporter certains produits non disponibles dans d’autres pays », explique M. Lefebvre. Ça peut être des pommes, du sirop d’érable, etc.

Devant le risque de voir ce système mis au rancart à cause des négociations de l’OMC, les agriculteurs ont fait beaucoup de représentation auprès du gouvernement fédéral. En novembre 2005, une motion a été adoptée unanimement à la Chambre des communes par tous les partis politiques en faveur du maintien de la gestion de l’offre dans ses grands principes :

• Aucune augmentation du pourcentage (5 %) auquel ont droit les producteurs pour exporter;
• aucune diminution des tarifs douaniers (contingence) pour les produits en provenance de l’extérieur.

Selon M. Lefebvre, qui estime que 5 % d’exportation est déjà élevé, les producteurs canadiens exportent en moyenne 2,3 % de la production agricole.

Cette contingence a pour objectif de préserver certains produits sélectionnés – lait, œufs, volaille – qui, s’il y avait importation massive, mettrait en danger cette industrie locale.

Par exemple, le producteur américain qui veut exporter des œufs au Canada se voit obligé de vendre son produit à raison de 163,5 % du prix qu’il demande initialement, de façon à ne pas pratiquer une concurrence déloyale envers les producteurs locaux.

Toutefois, avec les subventions qu’ils reçoivent de leur propre gouvernement et lorsqu’il y a surplus de production pour des produits tels les agrumes, le coton, les arachides et le riz, ces mêmes producteurs peuvent demander un prix initial tellement bas que même avec ce pourcentage de tarif douanier, son produit se retrouve sur les étalages canadiens encore à moindre prix par rapport à celui des produits canadiens similaires. On n’a qu’à penser au dossier du bois d’œuvre, avec lequel le Canada a perdu énormément, rappelle M. Lefebvre.

Le credo des agriculteurs canadiens

Les représentants des producteurs canadiens, de concert avec d’autres producteurs à travers le monde, on profité de leur passage à Genève pour signer une déclaration par laquelle ils visent deux objectifs :

• Priorité pour les producteurs de «nourrir leur monde» - consommation locale;
• s’il y a exportation, que cette dernière ne se fasse pas au détriment des producteurs locaux des pays concernés.

Ainsi, il est évident que le Canada importera du café, car il n’est pas un pays producteur de cette denrée. C’est bon pour le pays exportateur, et bon pour le marché canadien qui a des besoins en la matière. Par contre, le producteur qui exporte à moindre coût des denrées déjà produites par le pays avec lequel il fait affaires met en péril l’agriculture locale.

L’avenir de l’agriculture canadienne

Après cet échec des négociations mondiales, le directeur général de l’OMC, Pascal Lamy, a décidé de partir en tournée à travers le monde pour voir comment dénouer l’impasse.

Par ailleurs, M. Lefebvre croit que les différentes élections et risques de changement de gouvernements dans plusieurs pays – États-Unis , Canada, Indes (2009) et Brésil (2010) notamment – pourraient changer la donne. Il souhaite, pour le Canada, que les politiciens mettront en priorité le dossier de l’agriculture à l’occasion de la campagne électorale actuelle.

« En ce qui concerne les producteurs canadiens, ceux-ci souhaitent tout simplement voir l’agriculture exclue complètement de ces négociations. Et de plus en plus de canadiens, des gens qui réfléchissent à la question, pensent, comme nous, qu’il faut soustraire l’agriculture des négociations de l’OMC », laisse entendre M. Lefebvre.

Car les produits agricoles ne se comparent pas aux autres produits : « Si je produis des bicyclettes, par exemple, et que pour différentes raisons, je ne peux plus les fabriquer ici à un coût raisonnable, je pourrai toujours transférer ma production en Asie. Mais je ne peux pas faire la même chose pour un produit agricole. Je ne peux pas prendre mes vaches et aller produire ailleurs !»

M. Lefebvre croit que la population est en général à travers le monde est d’accord avec les agriculteurs. Que cette population appuie également le principe de la souveraineté alimentaire, ce qu’on appelle en anglais food security.

Pour résumer, les objectifs poursuivis par les agriculteurs sont de produire pour nourrir la population locale et exporter sans que ce soit fait au détriment des producteurs agricoles des autres pays.

L’agriculture est là pour demeurer, conclut M. Lefebvre : « On mange trois fois par jour, et on ne mangera pas plus si on ouvre nos frontières aux grands agriculteurs américains ou brésiliens. De nouvelles règles plus libérales ne serviraient qu’à de grands intérêts, mettant ainsi la pression sur les petits producteurs. Ça pourrait aller jusqu’à mettre en danger la sécurité alimentaire, à cause de normes moins sévères qu’ici, par exemple. »

La sécurité alimentaire, rappelons-le, c’est entre autres l’assurance pour les consommateurs d’acheter un produit sans danger pour leur santé, précise M. Lefebvre. Avec les cas de contamination à la listériose ou la salmonelle que l’on a connus récemment, on comprend que le maintien de normes hygiéniques élevées constitue une pratique essentielle de notre société.

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